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Un dictionnaire pour comprendre Georges Brassens de A à Z

De A comme Abélard à Z comme Zanzibar, Renaud Nattiez parcourt l'oeuvre de Georges Brassens avec un foisonnant dictionnaire. En 536 entrées, il décrypte les citations de l'auteur de chansons, allusions littéraires, amicales ou mythologiques qui brossent un portrait érudit du poète.

Comment est née l’idée de ce dictionnaire Brassens ?

Déjà en premier, il y a un goût, un intérêt, un amour de Brassens depuis mon adolescence. Depuis que j’ai l’âge de le comprendre, je n’ai cessé de l’écouter, de l’apprécier. J’ai lu pas mal de biographies, je voulais trouver une approche originale. L’avantage avec un dictionnaire, c’est qu’on est assez libre. On choisit les entrées, on peut s’attacher à l’une plus qu’à l’autre, il y a une côté subjectif.

J’ai été frappé dans son œuvre par la multiplication des noms propres. Je me suis aperçu qu’il y a 172 chansons qui en comportent au moins un et il y a des chansons comme Les Copains d’abord qui en comptent une dizaine. C’est très varié, il y a des prénoms féminins, des noms d’amis, des personnages historiques, des écrivains, des personnages mythologiques, des œuvres littéraires… Il y a aussi beaucoup de lieux. Il y a une grande importance du décor chez Brassens, il décrit des scènes, Sète, beaucoup Paris, il y a des noms de ponts, de jardins publics, de mers, de fleuves. A partir des noms propres, on peut vraiment entrer dans l’univers de Brassens.

C’est une œuvre extrêmement référencée…

Il est très tourné vers le passé, la nostalgie. Cela va jusqu’au Moyen-Âge. Parmi les poètes qu’il apprécie beaucoup, il y a Victor Hugo ou La Fontaine, mais aussi François Villon. Il aime la langue du Moyen-Age. Si on étudie encore La ballade des femmes du temps jadis de François Villon dans les écoles, c’est grâce à Brassens.


C’est un autodidacte, mais toutes ces citations montrent un homme extrêmement cultivé…

Il n’a pas fait d’étude, sa mère était napolitaine, son père maçon. Il est extrêmement cultivé. Enfant, il a été poussé par Bonnafé, son professeur de français à Sète. Ce n’était pas un bon élève, il était même un peu cancre. Ce qui l’intéressait, c’était la littérature, la poésie, dès son plus plus jeune âge. Lui ne voulait pas être chanteur mais poète, ce n’est pas que la chanson est un art mineur, mais c’est la poésie qui l’intéressait.

Quand il arrive à Paris, il galère pendant une dizaine d’années. En 1952, un ami l’emmène au cabaret de Patachou. Il lui plaît et elle lui dit de revenir la semaine suivante, mais lui ne voulait pas chanter. Patachou est surprise, séduite, elle veut bien chanter des chansons gentilles comme Les Bancs publics, mais pas des chansons comme Le Gorille et Brassens a accepté de monter sur scène. Le succès est venu très vite. L’année d’après, il était à Bobino.


Il soigne ses textes, mais il était très attaché quand même à la musique...

Je suis partial car je m’intéresse d’abord au texte. Il ne faut pas croire que sa musique est facile, ses accords de guitare ne sont pas faciles. Il faisait d’abord le texte et malgré tout, même s’il est amoureux de la musique, c’est quand même un homme de littérature.


Les références sont souvent anciennes, voire désuètes. Il a la volonté d’être à contre-temps ?

La société moderne ne l’emballait pas. Il ne parle pas des techniques modernes, il y a peu de mots, il cite Spoutnik. Il regrettait le temps passé. Il aimait l’époque païenne, ces dieux qui se comportaient comme des hommes avec un côté libertin, libertaire. Il pensait que la religion catholique avait affadi les rapports humains.


La mythologie renvoie aussi à son identité méditerranéenne ?

C’est un aspect de son œuvre. Beaucoup de noms sont liés à Méditerranée. Les pays les plus cités sont l’Espagne et l’Italie. La Supplique pour être enterré sur la plage de Sète un hymne à la mer Méditerranée. Il a un côté pudique, très méditerranéen.

Le Modeste de la chanson, c’est un peu lui :

Selon lui, mettre en plein soleil

Son coeur ou son cul c’est pareil

Contrairement aux idées reçues, les Méditerranéens ne sont pas extravertis. Brassens était timide. On le voit dans interview filmées ou les vidéos sur scène, c’est très minimaliste. Il n’y a pas plus discret ou sobre, il ne salue même pas. Il se tourne parfois vers son contrebassiste, il porte sa guitare à bout de bras comme un outil pesant, il n’incline même pas la tête et il reprend. Beaucoup interpellaient le public, parlaient de l’actualité. Lui, n’a jamais un clin d’oeil racoleur.

Il y a beaucoup de lieux cités. Son œuvre est un petit voyage...

C’est fondamental. Début 2020, j’ai publié le livre Brassens et Tintin : Deux mondes parallèles. A la base, je suis plutôt un spécialiste de Tintin, je comparais les albums d’Hergé et les chansons de Brassens. Malgré les apparences, il y a de multiples raisons de les comparer, notamment dans le deux cas, on retrouve la création de décors.

Chez Brassens, si on met les chansons bout à bout, on a l’impression d’un roman. Il crée des petits récits de trois minutes, à travers lesquels il raconte des saynètes, des histoires, avec des personnages qui reviennent, des archétypes rarement cités par leur nom, la femme vénale, la prostitué, les flics, le curé, le voyou, les copains…

Ces personnages, pour bien le faire vivre, il les met en scène dans un décor. Paris est énormément cité, il y a des tas d’histoires autour de la Seine. Quand il décrit la plage de Sète, on y est. Il y a toujours un coté crédible, même si Brassens est poète, avec un côté onirique, il a aussi un côté réaliste. Dans une chanson comme L’orage par exemple, on a le gros orage, la foudre, le tonnerre, la voisine dont le mari est représentant paratonnerre. Elle vient se réfugier chez lui et se noue une amourette. Il décrit beaucoup plus que d’autres, il a un côté narratif. Ferré par exemple est plus abstrait plus idéologique. Lui, il met en scène ou se met en scène avec un parfois un "je", sans qu’on sache si c’est vraiment lui.

Dans Fernande, par exemple, il écrit :

A l’Etoile, où j’étais venu

Pour ranimer la flamme,

J’entendis, ému jusqu’aux larmes,

La voix du Soldat inconnu.

Il dit "je", mais c’est le contraire de lui, il y a second degré, il était antimilitariste.

Renaud Nattiez.


Les noms les plus cités sont Dieu et Vénus. La religion et l’amour, ce sont des deux thèmes principaux de son œuvre ?

Certains thèmes parcourent son œuvre avec le plus de constance. Le premier, c’est la mort, l’au-delà et donc la religion. Le deuxième, c’est l’amour. Le troisième, c’est l’amitié. Le quatrième, on en a parlé, ce sont les décors, les lieux, l’invitation au voyage dans le temps et dans l’espace. Enfin le cinquième, c’est l’humour, l’irrévérence, les jeux de mots, la grivoiserie. Et pour chacun, il y a des noms emblématiques.

Paradoxalement, le premier thème, c’est la peur de la mort et la religion. Dieu est le nom propre le plus répandu et de très loin, pas seulement dans des expressions, mais c’est vraiment Dieu qui est mis en scène. Les fanatiques, les ayatollahs ont peur qu’on affadisse sa pensée et n’aime pas trop qu’on mette en doute son côté anticlérical, mais il est profondément hanté par l’au-delà. Sur Dieu, il a dit tout et son contraire, notamment : « Je crois en Dieu mais comme je suis un menteur, je dis que non ».

Ce qui est sûr, c’est qu’il a reçu une éducation catholique, avec sa mère originaire de Naples qui était pratiquante. Il a été enfant de choeur, il connaissait très bien les Evangiles. Il a publié un livre avec le père André Sève. Il ne ratait pas un enterrement, il était très préoccupé par tout ça, on le voit avec une chanson comme La Supplique. Les choses ne sont pas si simples.

En bon anarchiste, il critiquait l’église. Mais il a souvent défendu des personnes qui étaient curés. C’est pareil avec la police, dans L’Epave, il dit :

Le bougre, il me couvrit avec sa pèlerine.

Ça n'fait rien, il y a des flics bien singuliers...

Et depuis ce jour-là, moi, le fier, le bravache,

Moi, dont le cri de guerr' fut toujours "Mort aux vaches !"

Plus une seule fois je n'ai pu le brailler.

Il était anticonformiste, mais sa pensée est profondément inspirée par les valeurs chrétiennes.


Ensuite, il y a l’amour, souvent lié à la religion, avec les personnages de Cupidon et Venus. Souvent, il mélange l’érotisme et la religion, comme les bonnes sœurs dans des positions scabreuses de François Villon. Il parlait beaucoup des femmes. Il était sceptique, cynique. Pour lui, il y a deux types d’amour : l’amour idéal, éternel, romantique et un autre type, plus éphémère, charnel, parfois tarifé et plus accessible. Il a souvent été taxé de misogynie. Aujourd’hui, il aurait des problèmes avec #metoo. Mais dans d’autres chansons, il fait l’apologie de la femme. Dans Quatre-vingt-quinze pour cent, il fait l’apologie du plaisir féminin. Il est très contradictoire.


L’amitié est très importante. Ce serait peut être plus juste de mettre ce thème au-dessus de l’amour. L’amitié entre hommes, c’est vraiment une valeur importante. L’un des chansons les plus célèbres est Les Copains d’abord. Dans une chanson posthume, Les Illusions perdues, il dit qu’il est revenu de tout, mais finalement dans le dernier couplet, la seule chose qui est sauvée, c’est l’amitié.

Comme, je l’ai dit, il y a ensuite les décors. Enfin, c’est fondamental, le plus connu, la raison principale de son succès au début, il y a l’humour, la grivoiserie, l’irrévérence. Parmi les chansons, les plus connues, on trouve La Mauvaise réputation et Le Gorille, où il est question de sexe et d’humour. Ces chansons ont été interdites à la radio dans les années 50, il faudra attendre la naissance d’Europe 1 pour que les choses soient un peu différentes. Mais cela ne lui a pas nui.

Ce n’était pas ce qu'il préférait, lui avait l’âme d’un poète, un côté un peu fleur bleue. Il a repris Alfred de Musset, Victor Hugo. Il a mis en musique un vingtaine de poètes qui n’avaient rien de provocateurs, mais il aimait les jeux avec les mots, notamment les transformations d’expressions du langage courant où il inverse les propositions : « j’ai l’honneur de ne pas te demander ta main » ; le cinquième « évangile selon Venus » ; dans La Mauvaise réputation, « les chemins qui ne mènent pas à Rome » ; il dit qu’il a des « tombeaux en Espagne », « une fesse qui dit merde à l’autre », il parle de faire « la tombe buissonnière » ou de personnages qui « hurlent à l’amour ». C’est merveilleux au niveau du maniement de la langue française.

Dans le style, on trouve aussi Boby Lapointe qui était un orfèvre, mais qui ne faisait pratiquement que ça. Chez Charles Trenet, la part de poésie est moins importante, plus gentillette, moins cynique.

Curieusement, il y a un absent. Il ne cite jamais La Fontaine !

C’est exact, non seulement il ne le cite jamais mais il ne l’a jamais mise en musique. Cela s’y prêtait, c’est peut-être un hasard, c’est assez étonnant. Il adorait les fabulistes, La Fontaine, mais également Esope. Il aimait ces petites histoires avec des morales. On en trouve aussi chez lui, d’ailleurs.

Quand Le Gorille sort de sa cage et doit perdre son pucelage, il hésite entre vieille dame et juge, lui dit qu’il aurait opté pour la vieille. Le gorille choisit le juge. A la fin, il y a une morale, il revient à l’un de ses thèmes favoris, il était pacifiste, contre la peine de mort :

Car le juge, au moment suprême,

Criait : "Maman !", pleurait beaucoup,

Comme l'homme auquel, le jour même,

Il avait fait trancher le cou.

C’est un hasard, en France, l’abolition de la peine de mort a eu lieu un mois avant la mort de Brassens, en 1981.


Le pacifisme est omniprésent dans toute son oeuvre...

Il y a une chose très importante, l’une des raisons de la valeur de Brassens et qui fait qu’il se démode moins que des chanteurs de son époque, il ne fait pas d’allusion à la politique de son temps, comme pouvait le faire Jean Ferrat, qui pouvait attaquer une personnalité. On trouve très peu d’hommes politiques chez Brassens, il y a Malraux dans une chanson posthume (Entre la rue Didot et la rue de Vanves).

Ils sont tous réunis dans un chanson Le Roi, où il fait la liste de tous ceux qui vont disparaître, le Négus, le vieux Franco, la couronne d’Angleterre... Il ne suit pas la mode. C’est un peu comme la différence entre Astérix et Tintin. J’aime beaucoup Astérix mais souvent on trouve des caricatures des personnages historiques, comme Chirac par exemple, qui d’ici quelques temps ne parleront plus aux gens.

On veut faire passer Brassens pour un anarchiste. Il était anticonformiste, il était contre le mariage, ne s’intéressait pas à l’argent, au confort, mais il détestait l’engagement collectif. Comme il le dit dans Mourir pour des idées, les idées changent, un jour elles n’ont plus cours… On le retrouve aussi dans Boulevard du temps qui passe, comme dans Les Bourgeois de Jacques Brel. C’est une chanson liée à Mai 68, les gens défilent, crient des slogans et quelques années après…

Concernant le pacifisme, il y a une valeur fondamentale : rien ne vaut de sacrifier sa vie. Cela l’entraine à des limites… Dans Les Deux oncles, il met sur le même plan Gaston qui aimait les Allemands et l’autre proche des Anglais. Certains résistants l’insultaient pendant les concerts. Je ne suis pas cocardier, mais il fait une erreur. La Deuxième Guerre mondiale, c’est quand même différent. Il y a une idéologie totalitaire, raciste qui veut exterminer une partie de la population et des gens qui se battent. Ce n’est pas parce qu’on aimait les Anglais qu’on était résistant !


"Dictionnaire Georges Brassens. De Abélard à Zanzibar"; de Renaud Nattiez. Editions Honoré Champion, 464 pages. 28 €.



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