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Jean-Jacques Salgon : "Ce qui frappe les visiteurs à Chauvet, c'est la fraîcheur de ces peintures"

Dans son livre "Des graffs dans la nuit", l'écrivain Jean-Jacques Salgon raconte sa découverte de la grotte Chauvet et de la Baume Latrone, puis se livre dans une réflexion qui l'oriente vers Gustave Courbet et son amie, la peintre Judit Reigl. Un petit livre vif et stimulant...

Comment avez-vous eu l'occasion de pénétrer dans la vraie grotte Chauvet ?

Les deux grottes évoquées dans le livre, Chauvet en Ardèche et la Baume Latrone dans les gorges du Gardon, sont d’accès réglementé. Je le raconte au tout début du texte, Chauvet est tout près de chez moi en Ardèche. Dominique Baffier était conservatrice et avait fait savoir que des artistes ou des écrivains pouvaient y accéder s’ils avaient un projet convaincant. J’ai fait une lettre expliquant que je voulais écrire un texte et j’ai eu la chance d’être admis. Je m’apprêtais à attendre assez longtemps et j’ai eu le rendez-vous très vite. Cela remonte à 2004, dix ans après l’invention de la grotte.


Mais votre intérêt pour les grottes préhistoriques est très ancien…

Cela remonte à l’enfance. J’ai vécu mes 18 premières années en Ardèche, un pays marqué par la présence de la préhistoire, qu’il s’agisse du paléolithique ou du néolithique. Pour le néolithique, il y a tous les dolmens et les grottes qui servaient de sépulture. Mon père, qui était instituteur, nous emmenait visiter des grottes et on récoltait des morceaux de poterie. On allait dans les dolmens, on récupérait des dents enfouies dans la terre. Mais la plupart des dolmens avaient déjà été fouillés. C’est un intérêt très vif qui s’est très vite manifesté pour cette période très ancienne.


Qu’est-ce qui vous interpelle dans cette période ?

C’est très lié à ma perception de l’Ardèche telle que je l’ai connue quand j’étais enfant. C’était un pays rural, mais où l’exode avait vidé les villages. J’avais l’impression de vivre dans un pays où toute la civilisation ancienne était encore présente à travers des ruines mais n’existait plus. Finalement pour moi, il n’y avait pas tellement de différence entre cette civilisation rurale et le néolithique. C’était la suite de cette histoire… Le néolithique, c’est le début de l’agriculture et de l’élevage. L’Ardèche était marquée par cette continuité qui s’est terminée finalement après la Seconde Guerre mondiale, quand le monde paysan a décliné. Il y avait énormément de murs et de terrasses abandonnées. Je vivais dans un champs de ruines. Tout cela mobilisait mon imaginaire.


Dans le livre, vous décrivez avec précision votre visite. Six sept ans après, quelles sont les émotions qui reviennent spontanément à votre mémoire quand vous y repensez ?

Je crois que ce qui frappe la plupart des visiteurs qui ont eu la chance de rentrer, c’est la fraîcheur de ces peintures. Elles ont été protégées par l’effondrement de la falaise et sont dans un état de conservation parfait. Du coup, on a vraiment l’impression qu’on arrive au moment où les humains qui ont peint ces animaux viennent de sortir. On voit encore les foyers dans lesquels ils fabriquaient les charbons de bois avec lesquels ils ont dessiné les lions. C’est très frappant, la fraîcheur, la contemporanéité de ces œuvres picturales. C’est la peinture dans ce qu’elle a de plus éblouissant, tout est présent comme si cela venait d’être créé.

Vous racontez aussi la sensation physique…

C’est un grand mystère. La plupart des grandes fresques ou les grands ensembles de peintures sont assez loin de l’entrée, dans des endroits visiblement assez secrets et dont l’accès était compliqué. A Chauvet, le grand panneau des lions est le plus éloigné de l’entrée naturelle. Il y a tout un cheminement souterrain, on ne peut pas ne pas penser à ces premiers humains, qui avec des torches, se sont aventurés dans ces lieux. Il y a quelque chose de très mystérieux. Qu’est-ce qui les a poussés à entrer, à aller au fond des galeries ? Personne ne sait vraiment, il y a plein d’hypothèses.


La Baume Latrone est très différente...

Ce sont des tracés polydigitaux à l’argile. Il y a très peu de choses, sept ou huit mammouths et une espèce de monstre à tête de lion. Alors qu’ils sont plus anciens que les peintures de Chauvet, d’une certaine façon, ils sont beaucoup plus modernes. Ils sont très stylisés. On a l’impression de voir des dessins de Matisse ou de Picasso. Les peintures de Chauvet sont très naturalistes. Là, c’est vraiment une interprétation presque abstraite.


Cela prouve qu’il y avait déjà une démarche artistique ?

Oui, cela prouve aussi que c’est une même main qui a fait ces tracés, sans doute assez vite, comme des tags ou des graffs. C’est particulièrement beau, c’est peu connu. Les Nîmois peuvent aller au muséum d’histoire naturelle pour en voir une reproduction.


C’est ce vous séduit aussi, le côté énigmatique de ces œuvres ?

Oui, il y a aussi une absence de texte écrit. Pour l’Antiquité, on a des textes, on peut relier les pratiques à des sociétés dont on connaît le comportement, le fonctionnement. Avec la préhistoire, il y a un véritable vide. Il n’y a pas d’écriture, pas de parole puisque les traditions orales se sont perdues, alors qu’en Afrique, on peut encore reconstituer des rituels à travers les traditions orales. C’est une lacune absolue, c’est très mystérieux et donc, très excitant pour l’esprit quand on est en face de ces œuvres qui ont une présence incroyable et même une actualité, car ces animaux semblent vivants.

C’est ce qui est très beau à Chauvet, les humains qui ont peint se sont servis des volumes de la roche pour donner du relief. C’est comme si la roche avait suggéré l’apparition de ces animaux. D’ailleurs, il y a un petit massif de stalagmites à l’entrée de la grotte où vraiment on peut quasiment voir des mammouths. Ils ont juste rehaussé avec un peu d’ocre et les ont fait apparaître, alors qu’ils étaient déjà là sous une forme latente dans la roche. C’est très troublant de voir ce dialogue entre des humains et un univers abstrait qui est celui des concrétions et des décorations naturelles.


Vous dites que cela excite l’imagination. Vous poussez votre esprit plus loin en comparant la fresque des lions au tableau "Un enterrement à Ornans" de Courbet. Comment est venu ce rapprochement ?

Quand j’ai découvert ce grand panneau de lions, au terme de la visite puisque c’est la partie la plus reculée de la grotte, on avait le droit de rester dix minutes à cause du gaz carbonique. Il faut aller très vite et j’ai été frappé par le fait que c’est une composition, pas simplement des portraits d’animaux superposés au hasard. C’est dominé par des noirs. Cela m’a tout de suite évoqué le tableau de Courbet, sans que je sache pourquoi. Ensuite, j’ai écrit ce texte pour approfondir cette première impression, cette intuition, pour voir si c’était justifié.


Au-delà de l’aspect formel, vous proposez une lecture parallèle des deux œuvres dans le rapport au monde...

J’interprète un peu. Mais tous les gens qui sont face à ces œuvres ont tendance à interpréter. Dans les deux cas, il y a la mise en scène de ce que j’appelle une cérémonie des adieux. D’un part, chez Courbet, c’est évident puisqu’il s’agit d’un enterrement. Mais il y a aussi toute une symbolique avec l’historie qu’il est en train de vivre au moment où il peint le tableau en 1850.

Quant à la grotte Chauvet, c’est une intuition. Il faut imaginer que ces peintres vivaient dans un monde qui était dominé par les animaux et en même temps, ils commençaient à s’extraire de ce monde dont ils avaient fait partie pendant des centaines et des milliers d’années. Par la conscience, la parole, je suppose qu’ils se détachent de ce monde, s’en éloignent, commencent à avoir un rapport différent au monde animal. C’est en ce sens que j’y voie une cérémonie des adieux. Mais je ne suis pas le seul, déjà les écrivains Pierre Péju ou John Berger avaient eu cette impression.


Dans le sens inverse, est-ce que maintenant quand vous voyez l’oeuvre de Courbet, vous pensez aux peintures pariétales ?

Non, car il y a quand même une flèche temporelle qu’on ne peut pas inverser. Par contre, l’idée sous-jacente, c’est qu’on est d’emblée dans l’art quand on voit les peintures de Chauvet. On est au-delà de ce qu’était le sens rituel, leur dimension mythologique. Cela existe, mais ce qui est frappant, c’est qu’on est devant ce que l’art a de plus extraordinaire, émouvant, de plus beau. On est dans la peinture de tout temps. On peut imaginer que ces œuvres correspondent entre elles de façon secrète et souterraine. C’est un peu l'idée musée imaginaire d'André Malraux où des œuvres de civilisations très différentes dialoguent.


Vous finissez le livre par une évocation de l'oeuvre de votre amie Judit Reigl. Comment l'avez-vous rencontrée ?

J’avais vu une première exposition de Judit Reigl en banlieue parisienne, quand j’étais encore étudiant. J’ai découvert son œuvre qui était à l’époque marquée par le surréalisme, dont la connaissance m’occupait beaucoup. J’avais eu un grand choc esthétique, je lui ai écrit et elle m’a invité à venir dans son atelier, puis on est devenus amis.


Vous évoquez sa dernière oeuvre, marquée elle aussi par l'art pariétal...

Oui, elle fait référence à la scène du puits de Lascaux. C’est un dessin qu’elle a fait au fusain sur une toile. J’ai été un peu impliqué dans sa création car je lui avais fait remarqué quelques temps avant qu’un tableau de Jean-Michel Basquiat pouvait correspondre aussi à cette scène du puits. Cela l’avait beaucoup intéressée car elle voyait beaucoup dans la peinture préhistorique des éléments qu’elle retrouvait chez les primitifs italiens. Elle était capable de faire des correspondances entre des œuvres très éloignées dans le temps et qui étaient proches picturalement. C’est ce qui est aussi le fil conducteur de ce livre.


Ces rapprochements sont invitation à percevoir l’art autrement, avec ses émotions premières et pas seulement la connaissance ?

Je pense que c’est quand même bien de connaître l’histoire de l’art. Mais les œuvres ont une évidence et une présence qui s’arrachent à tous les déterminismes historiques et formels. Quand on a été ému par un premier rapport avec une œuvre, on a toujours envie d’en savoir plus. Et on se penche sur la biographie de l’artiste, l’histoire contemporaine de l’oeuvre… Ce n’est pas contradictoire. Mais le plus important, c’est l’émotion qu’on ressent et ce mystère qui fait qu’on ne sait pas pourquoi on est ému à ce point devant une œuvre muette. On est en dehors des mots, à la limite de quelque chose, on touche à une frontière


Là, il s'agit de la frontière des origines ?

Oui, sauf qu’on s’aperçoit qu’on peut toujours reculer les origines. Ce sont les premières œuvres picturales, mais on sait qu’il y avait déjà des modes d’expression artistique à travers les bijoux, les maquillages… Et on peut remonter encore plus haut dans l’histoire pour se perdre dans un lointain où ce qui fait l’humanité de l’homme se dissout dans une animalité encore plus ancienne.


Des graffs dans la nuit, de Jean-Jacques Salgon. Editions Arléa, 96 pages. 16 €.


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