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"Truffaut est un écorché vif, un être sensible, pas un intellectuel ou un théoricien"

En 1981, François Truffaut acceptait de revisiter sa carrière lors d'un entretien télévisé. Grâce à Bernard Bastide, l'intégralité de cette rencontre est désormais disponible avec un beau livre passionnant.


Comment avez-vous redécouvert cet entretien oublié avec François Truffaut ?

Je connaissais cette émission de télévision, La Leçon de cinéma, depuis longtemps. En 1987, j’avais coorganisé, à la Chapelle des Jésuites à Nîmes, une exposition François Truffaut destinée à célébrer le 30e anniversaire du tournage des Mistons. A cette occasion, j’avais négocié avec l’INA (Institut national de l'audiovisuel) la location de plusieurs émissions sur Truffaut diffusés sur le site de l’exposition, dont celle-ci. L’an dernier, en préparant une correspondance littéraire de Truffaut, qui sortira chez Gallimard en mars 2022, j’ai échangé avec Jérôme Prieur, un des nombreux correspondants de Truffaut. Il m’a alors appris que cette émission - à laquelle il avait participé - avait fait l’objet, en 1991, d’un livre édité en allemand. Le projet avait été mené à bien par un certain Robert Fischer, traducteur allemand de tous les films et livres de Truffaut. Jérôme Prieur regrettait qu’il n’y ait jamais eu l’équivalent dans l’édition française et m’a lancé comme un défi.

Il m’a fourni une copie papier de la retranscription intégrale des entretiens. Je me suis retrouvé avec un document dactylographié de 230 pages - on appelle cela une "détection" au cinéma - qui ne correspond pas à la durée de l’émission (2 x 52 minutes) mais bien à la totalité de l’entretien, soit deux journées entières.

Le moment où ces entretiens ont été réalisés est très particulier. Truffaut est alors au faîte de sa gloire. Quelques mois plus tôt, il a reçu une flopée de César pour son film, Le Dernier Métro, et il vient tout juste de terminer le tournage de La Femme d’à côté. Le projet de l’émission a été amorcé quelques mois plus tôt. Il s’agit d’une proposition émanant de Jean Collet, l’un des meilleurs spécialistes de Truffaut, le premier universitaire à lui avoir consacré, en 1976, une thèse de doctorat. Le projet va traîner quelques mois car Truffaut ne veut surtout pas que l’émission apparaisse comme un outil promotionnel. De ce fait, il souhaite déconnecter sa diffusion de son activité de cinéaste.

Finalement, l’entretien a lieu en juillet 1981. Truffaut est enfermé, pendant deux jours, dans la salle de projection de l’INA. On lui projette des extraits de ses films qu’il n’a pas choisis et qu’il commente lorsque la lumière se rallume. Il est, par ailleurs, questionné par trois interlocuteurs hors champ : Jean Collet, Jérôme Prieur et José Maria Berzosa, le réalisateur.


On peut considérer que c’est cette émission est un peu le pendant des entretiens de Truffaut avec Hitchcock ?

C’est le modèle évident. Dès la parution du livre Le Cinéma selon Hitchcock, en 1966, plusieurs journalistes spécialisés dans le cinéma ont écrit à Truffaut pour lui proposer le réaliser le même type de livre avec lui comme sujet. Truffaut va systématiquement refuser ces propositions.

Après avoir transformé sa thèse en un livre intitulé Le Cinéma de François Truffaut (Pierre Lherminier, 1977), Jean Collet propose, à son tour à Truffaut, de faire un livre d’entretiens avec lui. Nouveau refus. Quelques années plus tard, Collet profite de son arrivée à l’INA pour convertir le projet de livre en émission de télévision.

Mais, bien entendu, le livre d’entretiens avec Hitchcock demeure matriciel. C’est le même postulat que le livre sur Hitchcock qui va présider à l’émission sur Truffaut. Collet ne demande jamais au réalisateur « Que vouliez-vous dire ? » mais « Que vouliez-vous faire ? » et surtout « Comment avez-vous fait ? ».

En face, Truffaut ne s’érige pas en donneur de leçon ou en théoricien du cinéma, il part de façon très concrète des extraits qu’on lui propose et il s’interroge humblement. Qu’est-ce que la mise en scène ? La direction d’acteurs ? Le montage ? Ce qui est très étonnant, c’est qu’au passage, il se livre à une autocritique très sincère et parfois très virulente de ses propres œuvres.

Il est très sévère avec lui-même !

Oui, c’est assez étonnant. Nous sommes tellement habitués à entendre des cinéastes assurer le service après-vente au moment de la sortie de leur film, que l’on est désarçonné. Truffaut, lui, renoue avec sa virulence des années 1950, période où il était lui-même critique, comme si les films qu’on lui présentait avaient été tournés par un autre ! Il arrive à avoir ce détachement, cet œil très aiguisé qui avait fait sa force comme critique.

Quand on lui présente la scène de la rencontre des héros dans La Sirène du Mississipi, il pousse des hauts cris ! Il trouve tout affreux : la mise en scène, l’interprétation, le décor...

Il y a plusieurs paramètres qui entrent en ligne de compte pour expliquer son attitude. D’abord, Truffaut est quelqu’un qui a toujours été très critique sur son œuvre. Pas au moment de la sortie du film, bien entendu, mais quelques mois plus tard. À ce moment-là, il dispose du recul nécessaire pour voir les défauts et les erreurs.

Il explique aussi que certains éléments font écran, l’empêchant de porter un jugement équitable. Par exemple, il a du mal à revoir ses films anciens parce que trop de comédiens qui les interprètent sont depuis décédés. Après la mort accidentelle de Françoise Dorléac, il ne pouvait plus revoir La Peau douce. Ensuite, il y a une dimension affective qui brouille sa perception. Truffaut est un écorché vif, un être sensible, pas un intellectuel ou un théoricien comme son ami Jacques Rivette. Comme il a souvent eu des liaisons amoureuses avec les comédiennes de ses films, son appréciation du film épouse la courbe de ses sentiments pour l’interprète. Sa relation avec Catherine Deneuve s’étant soldée par une rupture très douloureuse, Truffaut ne peut plus regarder sereinement La Sirène du Mississipi.


Même à l’égard d’une scène iconique comme l’entretien d’Antoine Doinel avec la psychologue dans Les Quatre Cents coups, il émet des doutes…

Il trouve toujours des défauts, des points de détail à critiquer. Il dit que la scène a été tournée trop vite, qu’on n’a pas suffisamment fait respirer les plans en fin de prise. Il va toujours chercher la petite bête, comme un inquisiteur de son propre cinéma. C’est d’une franchise très rare.

Truffaut est toujours dans la vie. Il n’est pas théoricien, il s’en méfie même !

Il se méfie de l’analyse également. A plusieurs reprises, Collet essaie de l’emmener sur un terrain psychanalytique, par exemple en lui disant qu’il est beaucoup question de feu dans ses films : on brûle les corps dans Jules et Jim, les livres dans Fahrenheit 451, etc. Truffaut avance sur ce terrain à pas comptés car il n’aime pas trop ces lectures. Lui, ce qu’il veut, c’est rester dans le concret : où j’ai mis la caméra ? Pourquoi l’acteur a eu du mal à jouer ? Pourquoi choisit-on de faire un travelling plutôt qu’un plan fixe ? Comment faire pour que le spectateur ne confonde pas deux décors d’appartements figurant dans le même film ?


Il est toujours très attentif à la fluidité du propos, à ce que le public va voir et comprendre…

Il disait lui-même que, quand il allait au cinéma, il fallait qu’il soit accompagné car il avait besoin que quelqu’un lui communique les informations qui lui avaient échappé. En tant que cinéaste, il a ce souhait, cet objectif d’être toujours très clair dans la narration, dans ce qu’il montre à l’écran. Il ne prend jamais le spectateur pour un imbécile, mais il fait tout son possible pour éviter les confusions qui peuvent naître à l’écran.

Le public est pour lui un paramètre fondamental : la raison même de sa création. Pour Truffaut, un film n’est pas fini une fois qu’il est tourné. Il est fini une fois qu’il a terminé les entretiens et que le film a rencontré son public. Pour lui, il y a une sanction terrible qui s’abat comme un couperet : si le film ne trouve pas son public, c’est qu’il n’est pas bon et que, par conséquent, Truffaut a raté son coup. Il a ainsi inventé le concept de « film malade », notamment pour désigner Les Deux Anglaises et le Continent.

Dans ce cadre, il pense que les films en noir et blanc sont plus facilement compréhensibles que les films en couleur…

Grand cinéphile devant l’éternel, Truffaut a toujours eu la nostalgie des films en noir et blanc découverts dans son enfance et ses jeunes années de critique. Pour lui, les films en couleurs étaient à manier avec beaucoup de précautions : il donnent aux spectateurs un foule d’informations parfois contradictoires que le cerveau du spectateur ne parvient pas toutes à décrypter à la première vision.

Ses souvenirs de cinéphiles le poussent à évoquer son film préféré, Le Carrosse d’or de Jean Renoir, qu’il a visionné des dizaines de fois. Or, dans ce film très théâtral, évoluant dans un univers clos, il y a une scène où l’on aperçoit un petit coin de ciel bleu. Pour Truffaut c’était une erreur impardonnable : à chaque nouvelle vision, cela faisait naître un trouble dans son esprit dont il n’a jamais su se départir.

Concernant son propre filmographie, il explique que s’il avait du refaire Les Quatre Cents Coups en couleurs, il aurait été perturbé par l’intrusion de toutes sortes d’éléments (affiches, voitures, murs, etc.) qui auraient faussé la lecture de son film. Pour lui, le verdict était sans appel : seul le noir-et-blanc permet au cinéaste d’avoir une plus grande maîtrise à la fois de l’objet esthétique mais aussi des informations contenues dans son film.


En parcourant l’ensemble de son œuvre, on voit certaines constantes, notamment la voix off qui a souvent mauvaise presse et qu’il parvient à magnifier.

Là aussi, il faut actionner la machine à remonter le temps pour évoquer le choc esthétique reçu par le jeune Truffaut qui, âgé de quatorze ans, découvre Citizen Kane d’Orson Welles, lors de sa sortie française, en juillet 1946. Dans le film, le héros raconte sa vie en voix off et en flashback. Sensiblement à la même époque, Truffaut découvre Le Roman d’un tricheur de Sacha Guitry où, là encore, le récit est porté par la voix off du narrateur.

Le deuxième paramètre pour expliquer la présence de la voix off dans ses films est que Truffaut est un grand amoureux des livres. Or, quand il adapte Les Mistons de Maurice Pons ou Jules et Jim d’Henri-Pierre Roché, il a envie de partager avec le spectateur ce qui a motivé son travail d’adaptateur : la musicalité de la langue de ces auteurs. Il veut rendre hommage à l’auteur en restituant son verbe, sa poétique à travers la voix off.

Pour lui, contrairement à une légende bien ancrée, la voix off ne provoque pas l’ennui chez les spectateurs : elle donne, au contraire, une intériorité aux personnages qui s’animent sur l’écran.


Cela rejoint ce qu’il dit dès les années 1950 quand il critique « une certaine tendance du cinéma français ». Il ne veut pas, comme le faisaient Aurenche et Bost, transformer les romans en scènes de théâtre…

Truffaut récusait ces scénaristes qui pouvaient prendre n’importe quel classique et le découper en tranches, en scènes, en essayant vainement de trouver des équivalences entre le roman et le scénario. Quand il adapte un roman avec scrupules, avec la peur de le déformer, il dit que c’est bien la moindre des politesses de restituer le texte d’origine, soit dans les dialogues, soit dans la voix off.

Cela apparaît très clairement dans ses scénarios conservés dans le Fonds Truffaut de la Cinémathèque française. Dans La Leçon de cinéma, j’ai, par exemple, reproduit une page de scénario de Jules et Jim que j’aime beaucoup : c’est un patchwork qui mêle des extraits du commentaire découpés dans le roman de Roché et des ajouts manuscrits de la main de Truffaut et de celle de Jean Gruault, son coscénariste.

Là où il se distingue de son maître Hitchcock, c’est qu’on sent qu’il aime les acteurs et les actrices…

Il y a une vieille tradition chez les metteurs en scène qui consiste à mépriser un peu leurs acteurs. Au temps du muet, Louis Feuillade parlait de ses « crabes », plus tard Hitchcock parlait de « bétail ». Pour Truffaut, rien de tel. Les acteurs sont associés de près à son projet, ce sont des partenaires essentiels. De ce fait, il n’a pas envie de les torturer, ni de les contraindre. Il est, au contraire, à leur écoute en permanence.

De plus, nombre de ses films sont nés de l’envie de faire tourner tel ou tel acteur. Quand il réalise, dans l’urgence, La Femme d’à côté, c’est parce qu’il vient de découvrir Fanny Ardant dans Les Dames de la côte de Nina Companeez. Pareil pour Isabelle Adjani. Après l’avoir vue au Français dans L’École des femmes, puis au cinéma dans La Gifle, il lui écrit une lettre enflammée : « J’ai envie de vous filmer tous les jours, même le dimanche. »

Ensuite, le grand jeu consiste à faire coïncider des personnalités d’acteurs qu’il admire avec des projets qu’il porte en lui de longue date. C’est cette concordance qui fait jaillir un projet. Très satisfait par sa double collaboration avec Gérard Depardieu (Le Dernier Métro, La Femme d’à côté), il avait, en 1983, le projet d’adapter au cinéma le roman de La Varende, Nez de cuir. Afin de ne jamais être pris au dépourvu, Truffaut avait toujours plusieurs fers au feu, confiés à des scénaristes différents. Chacun travaillait dans son coin, ignorant tout de la « concurrence » et de la date à laquelle son scénario serait porté à l’écran.


On voit aussi que Truffaut travaille tout le temps…

On le voit dans le chapitre de La Leçon de cinéma intitulé Une vie de bureaucrate. Les intervieweurs lui parlent de sa reconnaissance sociale en tant que cinéaste. Lui dit qu’il va au bureau tous les jours, qu’il rencontre ses collaborateurs et mène une vie d’ascète. Le soir, il regardait la télévision car il détestait les dîners mondains. Aller au restaurant, c’était du temps perdu pour la lecture ou le visionnage d’un film.

Il y a une anecdote célèbre : Truffaut dîne dans un restaurant. Une de ses connaissances vient le saluer et lui dire que, s’il le souhaite, il peut lui présenter Marlène Dietrich, attablée à une table voisine. Au lieu d’acquiescer, Truffaut se lève et quitte précipitamment le restaurant. Le cinéphile veut rester fidèle au souvenir de L’Ange bleu. Rencontrer son interprète n’a, pour lui, aucun intérêt.

Truffaut mesurait sa notoriété surtout quand il allait à l’étranger pour participer à la présentation de son dernier film ou à des rétrospectives. Mais lorsqu’il était à Paris, il avait une vie tranquille, bien rangée. Il passait beaucoup de temps à écrire : des articles, des scénarios ou des lettres. En travaillant sur sa correspondance, je me suis aperçu que - les jours où il n’était pas en tournage ou en postproduction - il pouvait facilement écrire dix lettres dans une seule journée ! De vraies lettres, de plusieurs pages, pas trois mots griffonnées à la hâte sur un coin de table…


Dans les choses qui reviennent de film en film, il y a aussi son goût pour le travail avec les enfants.

Truffaut a toujours eu beaucoup d’empathie pour les enfants parce qu’il avait eu lui même une enfance douloureuse, ballottée, mal aimée. Il a été notamment enfermé au Centre d’observation des mineurs délinquants de Villejuif. Le thème de l’enfance est un fil rouge qui traverse toute son œuvre dès Les Mistons, puis ensuite avec L’Enfant sauvage, L’Argent de poche

Mais même dans les films de Truffaut où les personnages principaux sont des adultes, il y a toujours un enfant qui observe, qui témoigne, qui est une clé de compréhension du monde. Par exemple, le petit pensionnaire sourd-muet de Julien Davenne dans La Chambre verte.

Truffaut a toujours eu cette capacité à se mettre à l’écoute des enfants. Cela m’avait marqué lorsque j’avais rencontré et interviewé plusieurs anciens interprètes des Mistons. Truffaut leur proposait des thèmes, se mettait à leur hauteur pour les écouter, puis intégrait leur suggestions dans la scène. Pour L’Argent de poche, il a dit quelque chose de très beau : diriger un enfant de moins de cinq ans, c’est comme tourner avec un hélicoptère. Au début, on perd beaucoup de temps lors de la mise en place. Mais, dès que l’on tourne, c’est souvent dix fois mieux que ce qu’on pouvait espérer. Contrairement à un adulte, un enfant dans un film révèle toujours de grandes surprises. Il y a une telle part de mystère que le résultat est toujours très différent de ce à quoi on pouvait s’attendre au moment de l’écriture.

Dans sa direction des adultes, il parle du mouvement des corps et notamment des problèmes qu’ont certains acteurs pour parler et bouger en même temps.

C’est toujours l’idée de fluidité : la parole accompagne le geste et l’ensemble forme un tout qui permet de donner vie à des personnages. Les non-professionnels ont souvent du mal à parler et à bouger en même temps. Dans La Chambre verte, l’interprète de l’artisan qui a fabriqué le personnage de cire devait dire un dialogue et tirer un rideau en même temps. Comme c’était un acteur non professionnel, il n’y est pas parvenu : il a du dissocier la parole du geste.

Dans son cinéma, Truffaut tient beaucoup à respecter une rythmique. Il faisait souvent rejouer des scènes à ses comédiens en leur demandant que cela soit plus rapide de 10 ou 15 secondes. Il a toujours ce souci de ne pas faiblir, de garder un rythme soutenu afin de ne pas ennuyer le spectateur. Un film, c’est avant tout un rythme, avec des effets de cassures comme il l’explique avec la scène de Baisers volés où Doinel commet un lapsus et part en courant après avoir dit « Merci monsieur » à Delphine Seyrig. On a d’abord une scène très calme autour de la table du salon et, tout d’un coup, une fuite éperdue de Doinel dans l’escalier. Le cinéma, c’est comme la musique, c’est une modulation de rythmes.


Il y a quelque chose qui revient aussi régulièrement dans les commentaires de Truffaut, ce sont les préoccupations du producteur. Il est metteur en scène, mais ce n’est pas un démiurge qui fait ce qu’il veut, il tient compte des contraintes…

Dès le début de sa carrière, en 1957, comme plusieurs de ses camarades de la Nouvelle Vague, Truffaut crée sa propre société de production, Les Films du Carrosse. Chaque fois qu’un projet de film se met en place, il y a cette dualité permanente entre le réalisateur et le producteur. Le cinéaste Truffaut a envie de certains éléments de décors ou de certains interprètes - par exemple - mais le producteur Truffaut tient à s’assurer que cela sera rentable dans le cadre de l’économie du projet, que cela ne risquera pas de mettre en péril sa société.

A partir de la fin des années 1960, Truffaut va coproduire tous ses films avec des sociétés de productions américaines - Les Artistes associés, Columbia - ce qui lui donnera plus de moyens mais aussi plus de responsabilités car Truffaut a toujours le souci de ne pas leur faire perdre de l’argent.

Pour son film La Nuit américaine, il y a eu une dévaluation du dollar très forte entre le moment où le devis a été validé et le tournage. Pour palier au manque d’argent, Truffaut a dû couper une semaine de tournage pour éviter tout dépassement de budget. Il n’a pas hésité à supprimer ou réécrire des scènes. C’est quelque chose qu’il a très tôt intégré à son mode de fonctionnement. À aucun moment, il ne fait de caprices de star en exigeant à tout prix un décor ou un comédien. Il s’adapte. Il sait que le cinéma joue avec les contraintes et que ces contraintes peuvent devenir créatives si elles sont maîtrisées et utilisées à bon escient. Pour La Nuit américaine, il a ainsi recyclé un décor de Paris, crée à l’origine pour une production anglaise, La Folle de Chaillot et en a tiré le meilleur parti pour « incarner » le cadre de son film dans le film, Je vous présente Pamela.

Pour lui, ce n’est pas une contrainte, mais un gage d’indépendance…

Absolument. Tous les cinéastes appartenant à la génération de la Nouvelle vague (Agnès Varda, Eric Rohmer, Claude Chabrol, etc.) ont créé leur propre structure de production et pratiqué l’autoproduction. Pour quelles raisons ? D’abord, parce qu’ils ont compris que - comme ils n’avaient aucune expérience comme assistant réalisateur - ils allaient perdre beaucoup de temps et d’énergie à convaincre des producteurs de leur faire confiance.

Ensuite, ils ont vu que, lorsque le film faisait beaucoup d’entrées, c’était le producteur qui encaissait les royalties, pas le réalisateur. Truffaut a ainsi été témoin d’une expérience qui lui a servi de leçon : en 1956, le tournage du Coup du berger, premier court métrage professionnel de son ami Jacques Rivette, a été autoproduit avec l’argent de copains, dont Chabrol. Mais, l’argent venant à manquer au moment de la post-production (montage, sonorisation, etc.), Pierre Braunberger a racheté le film et, en retour, encaissé à la fois la prime à la qualité (une aide du CNC) et les recettes du film. Truffaut a vite compris qu’en étant producteur de ses propres films, il en aurait non seulement la maîtrise esthétique mais aussi qu’il récolterait ainsi les fruits de son labeur.


Entretien relu et amendé par Bernard Bastide.


"François Truffaut, la leçon de cinéma", entretiens avec Jean Collet, Jérôme Prieur et José Maria Berzosa, édition de Bernard Bastide. Denoël, 272 pages. 28 €.


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